Chère Adina, le staatslabor est très heureux de t'accueillir pour notre troisième staatskantine en ce mois d'octobre. Tu seras accompagnée de Lena Einsele, qui est responsable de programme à la Direction pour le développement et la coopération (DDC), et le sujet portera sur les études d'impact dans le secteur public. Que sont exactement ces études d'impact et pourquoi cette thématique est-elle d'actualité en Suisse?
Merci, je me réjouis également de la discussion. Les études d'impact analysent les effets positifs ou négatifs d'un projet, d'une mesure ou d'une régulation. Il s'agit de comprendre si l'intervention en question aide à atteindre les objectifs souhaités et comment ceux-ci peuvent l'être au mieux. Pour citer un exemple suisse récent: la sécurité des policiers s'accroît-elle lorsque ceux-ci portent des caméras corporelles? Est-ce que ces caméras réduisent le risque d'utilisation abusive de la force? Ou encore: les apprentissages destinés à l'intégration aident-t-ils effectivement les réfugiés à trouver un emploi? Un autre exemple qui nous vient de la coopération internationale: devrait-on, dans les zones de paludisme, distribuer gratuitement des moustiquaires en vue de réduire le nombre de cas ou est-il plus efficace de les faire payer? Un certain nombre d'options sont souvent testées dans le cadre de projets pilotes et elles peuvent ensuite être comparées. C'est particulièrement intéressant pour le secteur public car, contrairement à ce que l'on peut observer dans le secteur privé, le feedback vient rarement spontanément. Il est donc possible que le secteur public finance des projets qui n'atteignent pas l'effet désiré ou alors, au contraire, que des solutions extrêmement efficaces passent inaperçues. Les études d'impact peuvent ainsi fournir des bases de prise de décision très utiles.
Pour prendre ton exemple de moustiquaires dans les zones de paludisme: intuitivement, la distribution gratuite de moustiquaires semble être une solution logique. Peux-tu alors nous expliquer ce qui se cache derrière une telle étude?
Ce que nous trouvons rétrospectivement intuitif était vivement controversée avant l'étude que nous avons conduite! Dans de nombreuses organisations internationales, le mot d'ordre était de ne jamais donner quelque chose gratuitement, car la chose en question ne serait alors pas appréciée à sa juste valeur et ainsi mal utilisée. Le célèbre économiste Bill Easterly affirmait qu'il était beaucoup plus judicieux d'exiger une petite somme pour des moustiquaires, car seules les personnes en faisant réellement usage les achèteraient, évitant ainsi du gaspillage. En théorie, tous ces arguments se valent. Il était donc important de tester quelle théorie ou intuition s'avérait exacte sur le terrain.
Diverses études d'impact randomisées ont montré que beaucoup plus de gens ont finalement été protégés si les moustiquaires étaient distribuées gratuitement. Celles-ci n'ont pas été moins utilisées et ce ne sont pas les "mauvaises" personnes qui les ont reçues. En outre, les personnes qui ont reçu une moustiquaire gratuitement tendaient à en racheter ultérieurement, connaissant le produit et en ayant bien saisi l'utilité.
Les coûts pour le gouvernement sont également inférieurs si les moustiquaires sont distribuées gratuitement: l'effort administratif pour collecter les petits montants est en effet souvent plus coûteux que les sommes ainsi récoltées. Ce type de constats est primordial lorsqu'il s'agit de la durabilité de ces programmes.
Grâce aux résultats de ces études, de nombreux pays et organisations ont commencé à livrer gratuitement des moustiquaires, ce qui a entraîné une réduction massive du paludisme. Depuis l'an 2000, le nombre de personnes qui meurent chaque année du paludisme a chuté de moitié. Ainsi, plus de 6 millions personnes ont pu être sauvées, parmi lesquelles de nombreux enfants. Ce sont des chiffres très importants, mais il reste du travail à faire, puisque plus de 400'000 personnes meurent toujours chaque année du paludisme. Il est du reste possible de contribuer à cet effort, par exemple via le site de TamTam Africa.
On met souvent en relation études d'impact et les sciences comportementales. Peux-tu nous expliquer ce lien?
C'est vrai, il y a souvent une relation étroite. D'une part, les études d'impact constituent souvent la base de l'avancement des sciences comportementales. D'autre part, on utilise souvent les connaissances des sciences comportementales pour créer diverses options dans un programme, qui sont ensuite rigoureusement testées au travers d'études d'impact. En Angleterre, par exemple, il s'agissait d'amener la population à payer ses impôts à temps. Les chercheurs ont conçu différentes versions d'une lettre de rappel et les ont ensuite testées dans le cadre d'une étude d'impact. Pour la conception de ces lettres, ils se sont appuyés sur des connaissances de sciences comportementales: la lettre qui fonctionnait le mieux avait recours à une norme sociale, soulignant que la plupart des gens dans un même contexte (par exemple dans le même quartier) payaient leurs impôts à temps. La grande importance des normes sociales était connue des sciences comportementales, et cette étude a remporté un prix d'innovation britannique du secteur public, ayant contribué à amasser des millions de livres en revenus fiscaux. Un prix de ce type serait à mon avis une excellente idée dans le contexte helvétique.
Dans cet exemple, on examine ce qui fonctionne le mieux en traitant les groupes différemment. N'est-ce pas injuste?
J'estime qu'il est très important de prendre en compte l'éthique et l'équité. Il faut toujours se demander ce qu'est l'alternative. C'est pourquoi la professeure d'éthique Samia Hurst de l'Université de Genève fait remarquer que ces études sont extrêmement importantes pour comprendre les conséquences des interventions dans le secteur public. C'est la seule façon de s'assurer que vous choisissez l'option la plus efficace ne nuisant à personne. Dans la pratique, il arrive souvent que les organisations non gouvernementales et les gouvernements décident qui bénéficie d'un programme et qui n'y a pas droit, et ce parce qu'il n'y a pas suffisamment de ressources pour tout le monde ou parce qu'il s'agit d'un projet pilote. Dans de nombreux cas, on aide ceux qui vivent près de l'institution ou qui entretiennent des relations avec celle-ci. En comparaison, le principe d'un choix aléatoire est souvent plus juste.
De plus, une étude peut être conçue de façon à ce que tous les participants bénéficient finalement du programme, seul l'ordre dans lequel ils en bénéficient étant laissé au hasard. Il est également souvent vrai que de nouveaux programmes ou réformes ne peuvent pas être mis en œuvre partout en même temps, parce que le processus administratif serait trop contraignant. Dans de tels cas, c'est souvent une bonne occasion de combiner la mise en œuvre progressive avec une étude d'impact. Une telle étude peut alors fournir des informations importantes pour comprendre et améliorer encore l'impact du programme. Il est également important de tenir compte de l'impact potentiel de ces études sur l'ensemble de la population. Dans le cas des moustiquaires, il s'agissait de millions de vies.
Où vois-tu un potentiel en Suisse et quel type de projets t'intéresse le plus?
La qualité des services fournis par le secteur public en Suisse est, relativement à beaucoup d'autres pays, très élevée. Beaucoup de cadres dans nos administrations sont très bien formés et compétents. Les études d'impact sont particulièrement utiles dans un tel environnement, car on peut supposer que les interventions y sont menées comme prévu, et que les études peuvent ultérieurement être effectivement mises en œuvre. On peut ainsi maximiser les observations des effets et optimiser les interventions. Beaucoup de travail de ce type a déjà lieu dans le cadre de la coopération internationale: par exemple, l'Agence Suisse pour le développement et la coopération (DDC) décerne tous les deux ans un "Impact Award" à deux ONG et finance une étude d'impact menée par l'équipe du centre pour le développement et la coopération l'ETHZ. Ce prix a incité de nombreuses ONG Suisses à s'intéresser aux études d'impact. Les études d'impact ont également un grand potentiel pour des programmes à l'intérieur de la Suisse.
Personnellement, j'ai effectué des études d'impact au Kenya pendant plusieurs années, puis j'ai analysé des programmes similaires à Berkeley et Harvard, ce que j'ai trouvé extrêmement intéressant. Je suis donc très satisfaite du grand intérêt actuel pour ces sujets en Suisse. La Suisse a une grande tradition de projets pilotes et de standard de qualité élevée, et ces nouvelles méthodes d'essais contrôlés randomisés s'inscrivent parfaitement dans ce cadre. Dans l'ensemble, il est important pour moi que les connaissances que nous développons ensemble avec nos partenaires puissent créer une valeur ajoutée pour la société.
Adina Rom est la fondatrice et CEO de Policy Analytics et doctorante en économie du développement au centre de développement et de coopération (NADEL) de l'EPF de Zurich. Elle a étudié les politiques publiques à la Harvard Kennedy School et a été responsable de la mise en œuvre de nombreuses évaluations dans le cadre d'Innovation for Poverty Action (IPA) au Kenya et du Centre for Effective Global Action (CEGA) à l'Université de Berkeley en Californie. Elle a également dirigé des formations sur l'analyse d'impact pour la Banque mondiale et pour le laboratoire de lutte contre la pauvreté au Massachusetts Institute for Technology (MIT). Elle est membre du comité directeur de TamTam Africa et du Think-Tank foraus. Dans le cadre de ses activités de conseil, elle a collaboré avec diverses organisations non gouvernementales et entreprises sociales, ainsi qu'avec la direction du développement et de la coopération (DDC).